[Archivage]Retour aux racines (Luthien)

Elrulindë, novembre de l'an 94. Du haut de la forteresse noire de
Tor-Ancalimë Luthien a les yeux rivés sur l'est, sur la mer. Elle
laisse ses yeux se perdre dans l'horizon, dans la direction de Faërûn,
et du Théthyr. Sa terre natale et son enfance, sa jeunesse. Elle ne
retrouverait jamais ni l'une ni les autres. De ces jours anciens il ne
lui restait que ses souvenirs, images chéries de temps ou la vie était
moins lourde à porter.

***
Théthyr, forêt de Weldath, Automne -104.
La
fuite. Une elfe court, un enfant emmailloté dans ses bras. C'est ma
mère, et c'est moi. Je suis encore toute petite, et fragile, un
nourrisson. Je ne parle pas encore, ni ne marche vraiment. Mais je sens
que ma mère à peur, et j'ai peur avec elle.
Derrière nous les
hurlements se font plus proches, et ils nous entourent à chaque moment
un peu plus. Et lorsque nous les entendons aussi au devant de nous, ma
mère sait qu'elle ne leur échappera pas. Alors elle s'arrête et me
dépose contre un gros rocher. Agenouillée sur le sol, elle me regarde
une dernière fois.
Je n'oublierais jamais son visage, doux et plein
de larmes. Plein d'amour aussi. Des grands yeux vert pâle, que je
revois chaque fois que dans un miroir je laisse mon regarde se perdre
dans mes propres yeux.

Puis elle se détourne, et je ne la
reverrais jamais. Mais je me souviens des lumières, et des bruits
lorsqu'elle fit de son corps et de sa magie un rempart entre moi et les
bêtes. Sacrifiant sa vie pour son enfant... comme je n'ai su le faire.

***
Théthyr, forêt de Weldath, Automne -104.
J'ai
froid, et j'ai peur. Je suis seule. Mais je ne pleure pas. Plus tard,
on m'a souvent dit que j'étais si silencieuse enfant que l'on m'a
longtemps cru muette. Je ne pleure pas, mais mes yeux sont humides. Et
dans le trouble de mon être, c'est à peine si j'entends les voix qui se
rapprochent.

"Il m'avait bien semblé qu'il s'était passé des choses inhabituelles par ici."

"Oui... les loups sont particulièrement agressifs depuis quelques
temps. Il ne fera pas bon voyager seul dans les bois cet hiver."

"En tout cas, ils ont eu à faire à forte partie, à en juger par le nombre des leurs qu'ils ont du abandonner derrière eux."

"Ces bêtes sont répugnantes. Ils ont même dévoré les cadavres de leurs camarades tombés."

"C'est
un rite funéraire comme un autre... tenez, voici la malheureuse
créature qui leur a servit de gibier. Il n'en reste plus grand chose."

"Une
sorcière d'elfe, à coups sur. Je me demande ce qui l'a bien empêchée de
leur échapper. Décidément, je ne les comprendrais jamais."

"Ne parles pas ainsi des morts, et aides moi à réunir quelques pierres. Je crois qu'elle a bien mérité ce dernier hommage."

Alors
que l'un des hommes s'amène dans ma direction, je voudrais me faire
plus petite encore. Je me demande pourquoi ma mère n'est pas auprès de
moi. Mon cœur palpite, et j'ai peur.
Il m'a vu, et un sourire désabusé se forme au coin de sa bouche.

Les
trois marchands surent mieux que les loups briser la protection que ma
mère avait tissée autour de moi, et ils m'emmenèrent avec eux le temps
de croiser un groupe d'elfes auxquels ils me remirent. C'est ainsi que
je suis arrivée à Suldanessalar parmis le clergé de Rillifane Rallathil.

***
Suldanessalar, Printemps -98.
Je
suis assise sur une marche, dans l'angle de l'escalier qui mène aux
chambres des habitants du temple. Tous les prêtres sont sortis pour
réciter les prières de l'aube, et mes les quelques acolytes qui étaient
assignés à la garde et à l'entretient de la demeure avaient interrompus
leurs activités pour saluer la levée du Soleil. Et moi je suis dans
l'ombre, je regarde fixement le mur devant moi jusqu'à ce que ma vue se
trouble, et alors je cligne des yeux, et je regarde le mur à nouveau.
Qui sait ce que j'y découvrirais si je pouvais voir en lui, à travers
de lui ? Des trésor brillants, des créatures magiques, des mystères que
je pourrais chérir, et garder avec moi, toujours.

"Tiens, que fais tu donc ici, et de si bonne heure ? Tu sais que tu peux te reposer jusqu'à la deuxième heure du jour."

Une
voix douce et amusée dans mon dos. Irieella, une des plus jeunes
acolytes, une petite elfe d'une quarantaine d'année, dont le caractère
enjoué contraste avec l'austérité du clergé de Rillifane. Je l'ai
reconnue sans même me retourner, comme je peux reconnaître n'importe
lequel des clercs, rien qu'à sa voix, où même à sa manière de se
déplacer. Les heures solitaires passées à observer chacun de leurs
gestes tandis qu'ils étaient trop affairés pour me préter attention
avaient vu toutes sortes de jeux silencieux naître dans mon esprit.
Je tourne alors mes yeux vers l'elfe, un regard scrutateur qu'elle repousse avec un éclat de rire.

"Je
vois que tu aimes toujours autant à parler avec les gens. Tu es donc
trop occupée à te parler à toi-même que tu nous ignore comme cela ?"

Elle
n'attendit pas ma réponse, et descendit les marches pour arriver à ma
hauteur. Elle me saisit la main avec douceur, et je la suivis, du bas
des marches jusqu'à l'extérieur du bâtiment, dans les rues de
Suldanessalar d'où l'on contemple la forêt depuis la cime des arbres.

"Tu
vois, le soleil se lève tout juste. C'est l'heure ou nous les
serviteurs du Seigneur des feuilles, lui rendons hommage, plus que tout
autre moment de la journée. Car c'est le soleil qui fait croître les
arbres."

Nous regardons
alors l'est, suivant des yeux le soleil qui apparaît au sommet des plus
grands arbres de Weldath, et commence son ascension vers le ciel.
Je
me souviens de la main d'Irieella sur mon épaule, et de la chaleur sur
mon visage, et de la sérénité qui brillait dans mon esprit autour de
nous, comme un halo d'argent.

***
Forêt de Weldath, septembre -92
Je
fais maintenant part entière des disciples du Seigneur des arbres,
Rillifane Rallathil. La fête de la Transformation touche à sa fin, et
l'automne peut désormais recouvrir les arbres de Weldath. Une nouvelle
fin qui entraîne avec elle un nouveau début... Je crois que c'est ce
jour là que m'est apparue cette vision du monde en une multitude des
cercles qui s'entrecroisent et s'emmêlent. Sous l’œil bienveillant de
Rillifane.

Mais alors qu'Irieella me rejoint pour profiter avec
moi des derniers instants de cette journée à la gloire du vœu éternel
du Seigneur des Arbres, une ombre traverse mon esprit. Je revois le
visage de ma mère baigné de larmes, et regardant vers la cime des
arbres, la où le soleil perce entre les branchages, je laisse échapper
ces quelques mots:

"Parfois les cercles se brisent, et il n'est rien qui vient prendre leur place."

Posant
son regard sur les perles brillantes aux coins de mes yeux, mon amie
laisse un léger sourire naître sur ses lèvres, puis finis de parcourir
les quelques pas qui nous séparent encore.

"Préserver
les cycles, c'est là la mission de Rillifane Rallathil, et c'est donc
aussi la notre. Au delà de notre amour des forêts, nous savons bien que
le plus important est la vie, et l'harmonie.
Et puis, tu sais,
parfois, nous croyons le cercle brisé parce qu'accepter de laisser
l'ancien faire place au renouveau nous parait trop douloureux."

Elle
m'attrape alors par le bras, et m'entraîne de son pas insouciant vers
le groupe des prêtres de Suldanessalar qui préparent notre retour à la
cité.

***
Suldanessalar, Printemps -83.
Alors
que mon corps est figé sur un banc, les doigts en serrant le rebord
jusqu'à m'en faire blanchir les jointure, et la tête tournée vers
l'horizon, tout mon esprit est ailleurs. De toute ma volonté, j'observe
du coin de mes yeux la fenêtre de cette étrange demeure colorée, un peu
plus loin sur ma droite. Et je regarde. Je regarde jusqu'à en oublier
presque de respirer. Et je vois des volutes de fumée et de couleur, et
j'imagine les sons, comme une incroyable symphonie, contenant en elle
toute la vérité du monde.
Oh, Rillifane m'accorde bien sur quelques
pouvoir, et je sais qu'il peut en accorder beaucoup d'autres encore.
Mais je n'y trouve pas cette fascination, cette impression de voir un
artiste en pleine création, abandonné tout entier à la manipulation de
ces énergies si belles, et si meurtrières.

"C'est assurément une belle fenêtre."

Je
sursaute comme si l'on m'avais surprise à voler des pommes dans le
vergé d'un monastère. Alors que mon esprit dérivait, dissertant en moi
même, l'objet de mon émerveillement s'était déplacé en silence jusque
derrière moi. Et par dessus mon épaule, je peux le voir nettement pour
la première fois. C'est un elfe d'un certain âge, mais ses yeux
brillent comme s'ils étaient dans le visage d'un enfant. Et ses
mouvements semblent si précis, si... justes.

"Le
temple de Rillifane m'envoie des acolytes pour m'espionner maintenant?
Ou alors tu as eu quelques visions à mon sujet... ou à celui de cette
fenêtre bien sur."

"Je... non... enfin..."

Les
mots se heurtent dans mon esprit, en un chaos incohérent, et indicible.
Je voudrait dire tant de chose, mais moi même je ne sais expliquer
cette attirance étrange. Alors j'insuffle, et je trouve la paix en
noyant mon esprit dans la nature tout autour de nous. Et les mots
sortent alors, sans que je m'en rende compte.

"Je voudrais apprendre."

Un
sourire s'esquisse sur ses lèvres, et il se détourne en silence, se
dirigeant d'un pas tranquille vers la porte restée ouverte. Et je sais
que je peux le suivre.

Et je le suis.

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